Retrouvez sur cette page l'ensemble de mes textes de critique littéraire parus dans la revue Europe, Les Lettres et les Arts (2011-2014), dans La Revue des belles-lettres  et dans les Actes de la société jurassienne d'émulation,ainsi que des nouveautés (interviews d'écrivains, comptes rendus de l'actualité littéraire, notamment suisse-romande).


À la recherche de « L’homme en partance, en transit. L’homme en déroute. »

 

Jean-Michel Olivier, auteur de L’Amour nègre (prix Interallié 2010) était de passage à Delémont au printemps 2014, à l’occasion d’une soirée littéraire organisée par le cercle littéraire de la Société jurassienne d’Émulation (SJE) à la Fondation Anne et Robert Bloch (FARB). Lors de cette soirée, l’auteur a abordé le thème du voyage dans son œuvre ainsi que son rapport avec les œuvres de trois grands auteurs et voyageurs : Jean-Jacques Rousseau, Blaise Cendrars et Nicolas Bouvier.

 

Valery Rion : Quelle est votre conception du voyage ?

Jean-Michel Olivier : — À vrai dire, je ne suis pas un très grand voyageur. J’aime flâner et découvrir de nouveaux paysages et de nouveaux visages, mais je ne suis pas un bourlingueur de la race d’un Bouvier, d’un Cendrars ou d’un Cingria chez qui l’expérience du voyage, de l’attachement-arrachement, est fondatrice. Mon aventure, je la vis dans ma langue et mon imaginaire. « Les plus beaux voyages se font par la fenêtre », écrivait Baudelaire. Et je me reconnais totalement dans cette phrase. Ce qui me fait rêver (et écrire) ? Les noms de villes où je n’irai jamais, les personnages mystérieux (je me suis aperçu que le nom de Ming, personnage principal de mon roman Après l’Orgie*, était sans doute une lointaine réminiscence de M. Ming, l’ennemi juré de Bob Morane, que je dévorais à l’âge de quinze ans !), le cours sinueux des rivières, les cartes de géographie, etc. Écrire un roman, c’est partir en vadrouille avec une poignée de mots inconnus et une petite boussole qui n’indique pas toujours le nord…

 

V.R. : Parmi les écrivains suisses, vous évoquez les auteurs « sédentaires » (comme Ramuz, Chessex ou Roud) et les « nomades » (tels Bouvier, Rousseau ou Cendrars). Où vous situez-vous dans cette typologie ?

Jean-Michel Olivier : — Dans ma typologie rapide (et contestable), il y a les écrivains de la terre, voire du terroir, comme Ramuz, Chessex ou Gustave Roud, que j’appelle les sédentaires, et il y a les autres, très nombreux et très singuliers, qui ne tiennent pas en place et qui sont les nomades. Cette dichotomie, bien sûr, est caricaturale, car ces nomades ne sont pas des écrivains hors-sol comme les tomates d’aujourd’hui ! Bouvier était bien enraciné à Genève. C’est d’ailleurs dans sa maison de Cologny qu’il a écrit tous ses livres — et non dans ses vadrouilles. Cendrars, quant à lui, est un écrivain du monde entier. Il peut écrire n’importe où, ici comme ailleurs, pourvu qu’il puisse respirer l’air du large. Pour ma part, j’ai besoin de racines. Les miennes, comme c’est le cas de passablement de monde, sont multiples : vaudoises par mon père (la famille Olivier a donné plusieurs hommes de lettres, comme Juste et Urbain) et austro-slovéno-italiennes par ma mère, qui est née à Trieste. Mais j’ai sans cesse le désir d’aller voir ailleurs. Je n’y peux rien. C’est comme ça : je n’arrive qu’à partir !

 

V.R. : Quels rapports entretiennent dans votre œuvre les voyages et l’écriture ?

Jean-Michel Olivier : — Mon premier livre, La Toilette des images**, tournait autour d’une photographie prise dans le désert égyptien. À partir de cette photo — déjà cinématographique : on y voyait la comédienne Dominique Sanda à la terrasse d’un café — j’essayais d’élaborer une réflexion sur l’image (et donc l’imaginaire) très marquée par la lecture de Susan Sontag et de Roland Barthes. Avec le recul, je m’aperçois que tout commence ailleurs, déjà ! La femme, l’image, le récit et la hantise de la disparition… Par la suite, mes livres ont beaucoup voyagé. Autour de la Méditerranée dans La Mémoire engloutie. Dans l’Europe des années d’après-guerre dans Le Voyage en Hiver, puis Les Carnets de Johanna Silber. Et enfin dans L’Amour nègre, où je fais le tour du monde d’aujourd’hui, celui des marques et des stéréotypes, du libéralisme sauvage et de la globalisation. Après l’Orgie poursuit cette exploration du vide occidental en baladant le lecteur des États-Unis à la France, puis à l’Italie de Silvio Berlusconi, grand magicien du simulacre…

 

V.R. : Quelle est votre conception de l’identité et comment percevez-vous la notion de « frontière » ?

Jean-Michel Olivier : — « Je suis contre les douanes, disait Jean-Luc Godard, mais je suis pour les frontières. » La frontière cerne une identité. Mais cette identité est très précaire, et même aléatoire, car les frontières sont mouvantes, poreuses et souvent invisibles. Il n’empêche que chacun est né quelque part et qu’il transporte sous ses semelles de vent un peu de cette terre natale qui l’accompagne partout. Je me suis toujours intéressé aux frontières, aux seuils, aux limites qu’on se donne ou que l’on nous impose. Je m’intéresse très peu à moi. Je ne tiens pas de journal intime. Je ne note pas mes pensées secrètes. Je ne cherche pas à savoir qui je suis. Ce qui agace passablement les écrivains identitaires… Le personnage qui me fascine le plus, et dont je me sens le plus proche, c’est l’homme qui passe les frontières. L’homme qui franchit la ligne rouge. Qui transgresse, transporte, trahit, transite à travers les frontières, comme un étranger toujours au commencement de son histoire. Dans tous mes livres, il y a ce passeur, ce déchiffreur de codes, ce transgresseur des usages établis. Je dois cette obsession, probablement, à James Joyce et à Ulysse, premier roman qui met en scène un homme contemporain perdu dans le labyrinthe du temps. Un homme en partance, en transit. L’homme en déroute.

 

VR : Dans votre dernier livre, L’Ami barbare, de quelle manière évoquez-vous les notions d’altérité et de « barbarie » ?

Jean-Michel Olivier : — Roman Dragomir, le héros de L’Ami barbare, mon dernier livre, est justement cet homme qui, pendant toute sa vie, va passer les frontières. Né sous la monarchie yougoslave en 1930, il va connaître l’occupation nazie, puis le régime communiste de Tito. Avec une seule idée en tête : fuir, là-bas fuir, où les oiseaux sont ivres, comme dirait Mallarmé ! Il vivra sa jeunesse à rêver d’évasion… Muni d’un faux passeport belge (il adopte le nom d’un personnage de Simenon !), il passera à travers les mailles du filet communiste, transitera par l’Italie, la Suisse, la France, l’URSS, la Pologne… Sa vocation, une fois établi dans le monde dit « libre », sera d’abattre les barrières entre les langues, afin d’abolir les frontières politiques. C’est pourquoi il ira en Pologne ou en URSS, au péril de sa vie, chercher des manuscrits introuvables ou interdits par le régime, manuscrits qu’il publiera à son retour dans sa maison d’édition. Sa vie durant, il tentera de faire sauter les verrous. Et, finalement, lorsque ces frontières auront sauté, en particulier lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, puis du démantèlement de l’ex-Yougoslavie, il se retrouvera perdu… Peut-être parce qu’un monde sans frontières, sans murs, sans barrières est impossible. Ou plutôt invivable…

V.R. — Pourquoi barbare ?

Jean-Michel Olivier : — La question de la barbarie m’a toujours passionné. Qui sont les vrais Barbares ? D’où viennent-ils ? Sont-ils si différents de nous ? On s’aperçoit très vite que les Barbares, d’abord, dans la culture grecque, ce sont les étrangers, les métèques, ceux qui ne parlent pas notre langue, qui ont d’autres coutumes et d’autres habitudes. On est tous un Barbare pour les autres ! Ce qui m’a intéressé, comme dans L’Amour nègre, c’est de montrer que l’énergie, la force du changement, la liberté aussi, vient toujours des autres. Des Barbares, en quelque sorte. C’est l’autre qui brise nos chaînes, physiques ou mentales. C’est l’autre qui ouvre de nouveaux chemins, par sa violence parfois, sa ferveur, ses audaces, son courage. J’ai voulu rendre hommage, dans L’Ami barbare, à ces briseurs de chaînes, ces passeurs de frontières, ces éclaireurs d’un monde toujours à inventer.

  • Jean-Michel Olivier, Après l’Orgie, roman, Le Livre de Poche, 2014.
  • La toilette des images (sur la photographie), Actuels, 1981.
  • La Mémoire engloutie, roman, Mercure de France, 1990.
  • Le Voyage en hiver, roman, l’Âge d’Homme, 1994.
  • Les Carnets de Johanna Silber, roman, 2004.
  • L’Amour nègre, roman, Le Livre de Poche, 2012.
  • L’Ami barbare, roman, de Fallois-l’Âge d’Homme, 2014.

 

 

Propos recueillis par Valery Rion